Eric Henrion compte parmi ces pratiquants authentiques que je côtoie depuis bon nombre d'années.
Formateur de formateurs au sein de la Police Nationale, il exerce ses activités pédagogiques avec en clef de voûte un sens du perfectionnisme constant.
Eric est aussi et surtout un fervent passionné d'arts martiaux et de self défense. Enseignant de karaté et de protection personnelle, titulaire d'un brevet d'état, il s'exerce et pratique intensivement avec ses pairs pour affiner sa propre perception de la protection personnelle.
Actuellement, je ne connais personne qui soit à la fois adepte chevronné, enseignant émérite et aussi fin pédagogue. Et dans ce microcosme de la self défense, Eric est l'un des rares à posséder avec humilité, crédibilité et recul suffisant, le potentiel pour dispenser un message à la fois efficace et emprunt d'un vécu réel.
Il publie sa "Proposition d'une méthode de formation à la self défense et à la protection personnelle", en dehors de tout clivage et avec une profondeur d'esprit qui lui fait honneur... Bonne lecture !
1) Eric, que dirais-tu de commencer par quelques mots de présentation afin d'éclairer nos lecteurs sur ton cheminement ?
Pas si évident de répondre à cette simple question…
Du côté professionnel, j’indique à la fin du livre que je suis policier depuis plus de quinze ans. Je suis passé par des services très diversifiés… voire spécifiques. Le fait que je n’en dise pas plus n’indique en aucun cas que j’ai fait partie d’un « groupe d’élite » ; en fait je cherche d’une part à éviter toute légitimation du fait d’un simple CV mais aussi, en tant que policiers, nous avons des obligations de prudence quant à ce qu’on dévoile sur le net. Et me plier à cette obligation ne me paraît pas dénuée de sens, bien au contraire !! Je dirais juste que, grâce à ma profession mais aussi à ma pratique personnelle, je dispose des outils me permettant d’élaborer ce que je propose.
Côté sportif, je suis titulaire du brevet d’état de karaté 1° depuis 2001. J’ai commencé le sport tard : à 18 ans. Comme je voulais être policier, mon plus vieil ami Johann, m’a dit : « tu veux faire du karaté, tu veux être policier, faut courir ». Non seulement il m’a entrainé pour le Cooper (puisqu’à l’époque on avait le Cooper à passer) mais m’a aussi présenté le club de karaté de son enfance, celui de Gilbert Gruss. Du fait de déménagements et de changements professionnels, j’ai pu ensuite profiter des cours de Raymond Dumont, André Jacquin, Albert Boutboul et Pascal Heumbert, et en dernier avec Pascal Plée. J’ai fait, comme beaucoup, des stages avec d’autres professeurs : Thierry Masci, Gérard Chemama, Daniel Baur, Jean-Louis Morel, Marc Zerhat, Pierre Portocarrero, Hiroo Mochizuki, Taiji Kase et même le décrié Stéfano Surace. Puis j’ai élargi mon champ de pratique avec Fred Perrin et Philippe Perroti, et aussi avec des personnalités comme les kuarenoken ou Lee Morrison.
Parallèlement je pratique aussi la musculation et la course nature avec un soupçon de natation. On a beau faire, la condition physique reste primordiale dans notre « matière ».
Je me suis essayé à quelques compétitions de karaté, mais je n’avais ni l’envie ni le talent pour « performer ». Les quelques combats que j’ai pu remporter l’ont été pour de mauvaises raisons : des comptes à régler, et je n’étais donc pas loin de me faire disqualifier.
Et j’ai forcément été influencé par les écrits d’Henry Plée, même si des lectures postérieures m’ont permis d’en relativiser certains ; en tous cas il m’a ouvert des perspectives nouvelles, et c’est ce que j’en retiens…
2) Selon toi, quel est le sens d'une pratique martiale consacrée à la self défense ?
A mon sens cette question renvoie immédiatement à une nécessaire contextualisation.
Je conçois la self-défense comme l’ensemble des moyens dont un individu dispose pour faire face à une situation « problématique ». Il y a donc « moi » et le « contexte ».
Or dans une pratique martiale telle que celle du karaté (je ne vais pas entrer dans les débats « budo », sports de combat… le karaté comme bon nombre d’autres pratiques est appelé un art martial) on est déconnecté de ce contexte par le simple fait, par exemple, d’être en karatégi et pieds nus sur une surface bien plane. Il y a donc lieu de s’interroger : pourquoi le karatégi ? pourquoi pieds nus ? Sans entrer dans l’histoire, on est ainsi, maintenant à notre époque, parce qu’il y a lieu de respecter une étiquette.
Donc le sens d’une pratique martiale consacrée à la self-défense, c’est avant tout les questions qu’on se pose : pourquoi fait-on les choses ainsi ? Puis : ont-elles du sens par rapport à ce qu’on attend ? Ce que j’apprends est-il assimilable, transposable, dans un contexte actuel éventuellement dégradé du fait d’une situation et/ou d’un individu ? C’est là le troisième angle : il y a « moi », « le contexte », et « l’autre ».
La pratique martiale consacrée à la self-défense doit couvrir ces trois angles, et explorer tous les autres champs qu’ils ouvrent : la préparation, les facteurs d’influence, les émotions, les postures, les suites policières…
Par ailleurs, le sens de cette pratique doit être latent en quasi permanence.
De manière très abstraite on pourrait résumer ça ainsi : qu’est ce que je mets en place dans la vie de tous les jours qui me permet d’être bien et prêt ou au contraire qui m’attire des ennuis ?
3) Ton ouvrage se décline sous un grand format, très pratique & agréable à parcourir. Plusieurs concepts et modules pédagogiques sont pour la première fois abordés en matière de protection personnelle. Peux tu nous en dire davantage sur l'état actuel de tes recherches et sur ce qui t'a amené à rédiger cette véritable méthodologie de formation ?
Il y a eu plusieurs étapes.
Pour commencer, si j’ai été vraiment surpris et intéressé par le tronc commun d’éducateur sportif que j’avais passé en candidat libre avec le CNED, j’ai été en revanche extrêmement déçu par la pédagogie de mise lors du spécifique Karaté. Beaucoup d’effets d’annonce, beaucoup de pub, mais rien de tangible et puis des préconisations bien loin des réalités. Par exemple : on nous demandait d’établir des fiches de cours pour des niveaux et des âges bien précis parce que… c’était ce qui était demandé… à l’examen. Or dans la plupart des clubs que j’ai fréquentés, il n’était pas rare d’avoir des cours rassemblant des pratiquants de la ceinture blanche à la ceinture noire, et de l’ado au retraité. C’était d’ailleurs quelques chose qui me plaisait : il fallait individualiser les cours. Autant dire que je n’ai jamais fait une fiche de cours telle que préconisée pendant ce spécifique. Quoiqu’il en soit et même s’il n’était plus là lorsque j’ai passé ce diplôme, c’est avec le livre de Gérard Chemama et Henri Herbin « enseigner le karaté do », que j’ai entendu parler d’objectif. Mais même à cette époque, je crois que je n’avais pas la mécanique intellectuelle pour comprendre la portée de ces conseils, d’autant qu’en tant que pratiquant on a tendance à s’enfermer dans le « programme fédéral ».
Ensuite, quelques années et quelques bouquins plus tard (dont PROTEGOR, d’ailleurs le terme « quoddam » est un clin d’œil indirect à PROTEGOR puisque c’est un terme latin), je suis tombé sur R.E.P.E.R.E.S, petit ouvrage collectif auquel tu as participé et compilé par Patrick Vincent. Et je me souviens d’un post, mais je ne sais plus sur quel forum qui indiquait qu’un enseignant avait affiché R.E.P.E.R.E.S dans son club : quelques personnes l’avaient lu, mais il constatait l’échec de sa démarche. Je me suis donc interrogé : les conseils indiqués étaient particulièrement pertinents et pourtant ça ne marche pas, pourquoi ?
Ensuite, R.E.P.E.R.E.S a été réécrit et complété à plusieurs mains, sous l’impulsion de Patrick, mais ça restait quelque chose à lire et pas à vivre… Et puis il y avait tous ces contenus livrés par divers membres que ce soit sur Kwoon ou sur David Manise, toujours aussi pertinents voire essentiels, mais pas toujours organisés…
Il y a environ trois ans, je bénéficie d’une nouvelle mutation et j’apprends un nouveau métier (en fait j’en suis à quatre métiers pour une même profession, ce qui est plutôt sympa) dont l’un des aspects est la conception d’action de formation. Je m’entraine donc sur R.E.P.E.R.E.S 2 et j’en fait un séquencier avec des objectifs pédagogiques ; mais je travaille à l’envers, je suis parti d’un petit livre et non des besoins. Mais comment faire exprimer ces besoins ?
J’en suis encore à ces réflexions lorsqu’un membre du forum David Manise me demande de faire une petite intervention de 3 heures dans son club. Je me prends au jeu et je prépare une vraie séance (le premier exemple dans le livre), et j’arrive avec mon paper-board, et le bouclier qu’on voit sur la photo. Dans l’ensemble, j’ai été plutôt satisfait de la séance, mais pour être honnête j’aurais du demander un retour des participants, ça aurait été plus « transparent ».
Je me remets ensuite à cogiter, et grâce à mes collègues (notamment Céline et Jean-Marie), je comprends mieux certaines choses : l’utilité d’un référentiel de compétences, une progression pédagogique, des objectifs univoques, et des « méthodes » pour faire vivre des situations pour que la charge émotionnelle puisse aider à la mémorisation. J’ai donc repris toute la doc que j’avais accumulée et c’est là que j’ai pu éclaircir l’expression des besoins, et la nature de la demande. En fait tout était là mais de manière nébuleuse : « j’ai besoin d’avoir de l’assurance, quelques techniques, pourquoi ai-je été victime, qu’est ce qui va m’arriver si je me défends… »
J’ai donc repris R.E.P.E.R.E.S 2 et pour le deuxième exemple du livre, je me suis concentré sur ce qui pouvait être considéré comme fondamental (même si ce constat là est arbitraire).
Je me suis aussi interrogé sur un équilibre contenus théoriques/engagement physique (sauf sur la dernière fiche) d’autant que j’ai pu constater notamment sur mes premières années de pratique que je sortais parfois de l’entrainement avec l’envie d’essayer ce que j’avais vu en cours… Pas très sain comme état d’esprit, mais n’étant en rien exceptionnel, je pense ne pas avoir été le seul dans ce cas.
Je ne sais pas si j’y suis arrivé, mais l’un des buts de ce livre était que les enseignants/formateurs permettent aux participants de gagner en assurance et en possibilité de défense sans avoir envie d’essayer.
En revanche, je n’ai pas encore résolu le problème suivant : comment fait-on pour évaluer ces séances de self-défense et de protection personnelle ? Puisqu’à priori, toute action de formation est inutile jusqu’à preuve du contraire… Et bien entendu je ne souhaite pas retomber dans la facilité d’un passage de grade…
4) A l'heure actuelle, dans l'univers de la self défense, beaucoup d'enseignants manquent de recul, de pondération et de crédibilité face aux risques multiples d'une phase agression mal gérée. Alors que penser de la self-défense, globalement, comment un(e) débutant(e) sincère peut s'engager dans cette forme de pratique en s'égarant le moins possible ?
Un prof, enseignement, instructeur, formateur (peu importe l’appellation) est important mais l’acteur principal reste le formé. C’est sa motivation à lui qui fera toute la différence. Et à ce titre, pour ce qui concerne la self-défense, je ne suis pas sûr que les participants aient besoin de cours réguliers ; en revanche, ils devront trouver la motivation de s’entrainer par eux-même. Le code couleur de la vigilance peut se mettre en œuvre à tout moment, pour la condition physique une paire de running suffit ; le formateur, lui, sera plutôt là pour « calibrer » des situations et débriefer sur ce que les participants vivent.
Je suis partagé parce qu’on appelle la crédibilité. J’ai connu des vices champions du monde et des champions du monde, pas foutu d’être crédible côté pédagogie… en fait ils n’étaient tout simplement pas crédibles en tant qu’être humain… Par contre ils auraient été parfaits pour former des psychopathes !! Donc le super-guerrier, je m’en méfie autant que Candy… Quand je me rappelle certaines paroles de Fred Perrin lors des entrainements : « ne tuez pas votre partenaire… vous pourriez le reproduire en situation », je me dis que là on est avec quelqu’un qui sait de quoi il parle, et qu’il ne veut pas former des tueurs mais des gens aptes à se défendre sans commettre l’irréparable.
A côté de tout ça, il y a toujours une phrase ou plutôt une expression qui me fait bondir : « j’assume »… Pour avoir vu des gars solides pris dans la tourmente de la garde à vue puis du système judiciaire, on peut dire que sur le moment, ils n’assument pas grand chose. Et c’est normal… A ce stade on n’a pas vraiment les cartes en main, et ça c’est bien d’y penser aussi avant qu’il nous arrive des bricoles. Bien entendu ce constat ne vaut pas pour les délinquants multirécidivistes, mais notre propos est bien de former des « honnêtes gens ».
C’est d’ailleurs parallèlement à ce constat que j’ai repris des éléments des livres de Christophe Jacquemart : quelles sont les situations pour lesquelles on s’engagerait dans un combat ? quelles peuvent être les conséquences : physiques, émotionnelles, professionnelles, financières… ?
5) D'une qualité didactique irréprochable, ton bouquin trouve naturellement sa place en salle ou sur le terrain, et sur n'importe quelle autre surface de pratique réaliste. Cette orientation à la fois pédagogique & pratique permet de visualiser et d'illustrer instantanément le séquentiel d'un cours afin de délivrer un message cohérent en osmose avec la réalité. En tant que précurseur dans cette "niche martiale", d'où provient cette façon de faire ?
Clairement de mon travail. Je n’ai rien inventé. La plupart des programmes de l’institution policière sont construits selon la méthode pédagogique de l’approche par les compétences (courant socio-constructiviste). Il semblerait que cette méthode ait vu le jour à Issoire, puis a été adoptée et perfectionnée par les Québecois (développement des compétences à l’école de police de Québec avec Madeleine Lupien), avant de revenir en France.
Je ne suis pas sûr que tous les objectifs puissent être passés ainsi compte tenu des spécificités et des contraintes des structures de formation ; par contre, en l’ayant vu jouer dans les règles de l’art, on ne peut nier que ça fonctionne. Ne faire que du théorique : c’est limité, un exposé n’est pas pratiquer ; ne faire que du technique : c’est limité, ce n’est pas ça qui nous apprendra à revoir notre comportement.
Pour ce qui est de notre matière, on cherche à faire vivre une situation (un cas joué, ou une étude de cas), on observe, on laisse débattre, on demande ce qu’ils ressentent, ce que ça provoque, on propose des solutions avec des conséquences, et on continue selon une progression bien déterminée en revenant assez régulièrement sur le référentiel de compétences (le mode d’emploi pour faire les choses de manière idéale) ; bien entendu il faut aussi faire acquérir des gestes techniques (les plus simples à mettre en œuvre), et on tente de les mettre en corrélation avec les principes de la séance.
En fait, on peut peut-être résumer ce qui se passe dans la tête ainsi : avant de débuter une pratique, on est démunis mais on ne le sait pas (on est libre d’aller où on veut comme on veut…) ; en débutant on commence à prendre conscience qu’on est démunis (et cette phase, normalement temporaire, peut laisser croire qu’on devient paranoïaque, obsessionnel…) ; pendant la pratique, comprendre sur la globalité de celle-ci, on est conscient qu’on a des outils pour répondre aux situations ; et au final, on a les outils sans forcer sa conscience, on devient autonome. On tend vers l’équilibre entre automatisme et adaptation. Et ça pose cette question : si la pratique devrait durer toute la vie, qu’en est-il de l’inscription au club ? Les clubs « fédérés » souhaitent-ils faire atteindre l’autonomie à leurs élèves ?
6) Eric, concernant ta propre pratique, peux tu nous éclairer encore un peu ? Egalement, j'aimerais aussi que tu nous dises ce que tu fais dans ton garage
;-)
Pour ce qui est de ma pratique actuelle, elle est composée de pas mal de footing (et y’a rien de plat ici !!), et de musculation plutôt basique : développé couché, tractions, mouvements de base de Kettlebells, et de la frappe sur makiwara ou sur B.O.B soit en frappe lourde soit en « touché ». Ex : pique aux yeux de la main gauche et coup au tibia du pied droit simultanément en frappe légère puis enchainement « lourd » avec coude et genou.
De temps en temps des petits retours au nunchaku et au couteau.
Même si en self-défense on préconise de ne pas lever la jambe plus haut que la ceinture, je continue de travailler les coups de pieds parce que j’ai toujours une petite facilité et j’ai remarqué aussi que dans les écoles où on ne les travaillait pas, les élèves n’étaient pas habitués à les bloquer ou les éviter, du coup un circulaire haut par exemple redevenait efficient.
Quant au garage , c’est mon «lieu spirituel », c’est là que je m’entraine et que je prépare les séances et autres projets.
En fait il y a normalement assez de surface pour accueillir 6 ou 7 personnes et j’ai tenté de monter une structure personnelle. Mais la responsabilité civile professionnelle était trop chère par rapport à ce que je voulais demander aux participants. Ensuite, j’ai eu des informations contradictoires entre l’URSAFF et les services préfectoraux pour ce qui concernait les associations et le statut d’auto entrepreneur, et plus je me renseignais, plus c’était opaque, j’ai donc laissé tomber.
7) Le mot de la fin...
Cette première pierre à l'édifice n'est qu'un début ?
Effectivement, j’ai déjà des idées pour d’autres modules, j’attends un peu de voir comment cet opus sera accueilli. J’ai failli le sortir sous un pseudo, mais quelque part, s’il faut recevoir des critiques, c’est peut-être moins « hypocrites » de les prendre sous son propre nom…
D’ailleurs, une boite mail est dédiée aux remarques et critiques :
promet.fordef.pro@gmail.com
Et comme c’est le mot de la fin, même si c’est « bateau », je remercie quelques partenaires : les anciens Juju de la Montagne, Jérôme, Simon et Philippe de la même Montagne, Thierry, mon partenaire de la salle du 12ème arrondissement… C’est toujours embêtant parce qu’on en oublie forcément… Bien sûr, Fred, tu es dans la liste… Ton PROTEGOR en a inspiré plus d’un… Et il y a aussi tous ceux avec qui j’ai pu échanger sur le sujet et qu’on trouve sur le forum de David Manise et/ou sur Kwoon. On pense souvent qu’on ne doit rien à personne, qu’on fait un travail tout seul dans un coin, mais ce n’est pas vrai… C’est souvent, au bout du compte le travail d’une équipe, même si elle est informelle voire impalpable…